C’est tramatique 4/5

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2016

La quatrième fois que j'ai pris le tram, je sortais de chez moi, après la pose de quatre détecteurs de fumée, le nez dans mon carnet. J'avais pris des habitudes avec ce carnet, des fâcheuses habitudes de raconter ma vie et la vie des hommes que je croisais. Je notais des citations, entre guillemets, comme on me l'avait appris à l'Université, même si les auteurs n'avaient probablement jamais été cités nulle part, il était temps de faire parler d'eux. Par exemple, le monsieur qui avait posé les détecteurs m'avait expliqué les nuances entre détecteur et extincteur, avec une poésie inattendue. Monsieur Détecteur avait un escabeau, et des exemples, il s'appuyait dessus, les cheveux longs, le regard un peu mort, et une barbichette frisée alors que ses cheveux étaient lisses.

 

 

Un détecteur se contente de détecter, mais n'intervient pas sur l'état du sinistre, « la version extincteur est très coûteuse et très puissante, il y en a dans les étoiles, euh dans les hôtels, si on vous chope avec un tournevis en train de les démonter, grâce à la caméra de surveillance, (il y a des caméras de surveillance, partout), ça bardera. »

 

 

Je n'étais pas vandale, ça risquait pas de barder, on discutait sans vraiment s'écouter, monsieur Détecteur avait des certitudes sourdes sur beaucoup de choses, après les avoir posés, (les extincteurs, pas les certitudes) il était partiâ?¦ J'étais allée prendre le tram.


Pour nous protéger.

(Monsieur Détecteur avait bien insisté.)

La sonnerie est faite pour réveiller les futurs morts et leur permettre de ne pas mourir, je n'en revenais pas de cette histoire de détecteur, enfin, pas mourir brûlés, (ils mourront quand même), leur permettre de s'enfuir, plus tard. Ã?a donnait d'autres chances, même s'il n'y a pas encore de détecteur de cancer qui signale qu'il faut sortir au plus vite de son corps sinon c'est l'infection généralisée, ou de détecteur d'accident de tram, gaffe aux alentours pas sûrs, à la géographie changeante de la ville, à ton pied sur l'accélérateur, ta tête ailleurs, ta vie entre tes mains.


Ce jour-là dans le tram, il y avait une fille très belle. Pour éviter d'oublier, parce que toute cette histoire me foutait la trouille, et parce qu'écrire, c'est compulsif, je notais sa beauté dans mon carnet, au lieu d'écouter ce qu'elle racontait à son téléphone. Les détecteurs sont partout. Les filles très belles, aussi. Cela me troublait. Je fermais les yeux une demi-seconde pour me remettre de cette constatation abyssale, regrettant de ne pouvoir la partager avec Monsieur Détecteur, pour lui remonter le moral, quand je découvris, en les rouvrant, mon jeune homme flamand, revenu d'entre les absents, qui remontait l'allée, avant de s'asseoir plus ou moins face à moi, (et à la fille très belle.)


Une coïncidence pareille ne se reproduirait peut-être pas. Je réfléchissais au moyen le plus spontané d'en tirer partie (j'étais inapte à la spontanéité, mais je ne me l'avouais pas), tandis que le jeune homme se figeait, et découvrait notre entourage : lui, moi, la fille. Il avait l'air aussi doué que moi pour se donner une contenance, et choisissait donc la solution de facilité : il sortait un livre de sa poche, toujours le même. Lautréamont. Qu'il feuilletait cette fois-ci avec un peu plus de linéarité.


Malgré sa posture hiératique (un mot que je m'étais toujours jurée de ne jamais écrire, parce que certes, il avait eu son heure de gloire, il en avait qualifié, des hommes ou des femmes, cet adjectif passe-partout qui avait toujours su se faire une place. Ã?tre « hiératique », c'était un gage de sérieux, ça posait son discours littéraire. Mais on devrait trouver d'autres expédients pour nommer les absents à eux-mêmes, les hommes et les femmes dont le corps n'avait pas la gigue, les commandeurs sans Dom Juan, les insensibles au roulis de la vie, les cois, les constipés, et tous les juges impassibles, qui avaient tellement bien appris le maintien d'eux-mêmes, qu'en public, leur corps se figeait), il suscitait la sympathie secrète de l'anonymat.


Pendant ce temps-là, tout le temps de l'installation du jeune homme, et de mon écriture attentive à lui, la fille très belle, que j'avais un peu oubliée, continuait sa conversation téléphonique. Je ne pouvais manquer de remarquer que le jeune homme de la tribu des pet-secs écoutait ce qui se disait, avec un intérêt qui dépassait sans doute le simple cadre de l'information audible. Il avait maintenant refermé son livre, et s'était tourné d'un quart vers elle, cela ne le rendait pas tellement plus mobile, mais il avait un objectif : entrer en contact, et, en général, quand un garçon veut ça, ça peut passer, ça peut bien se passer, s'il sait s'y prendre.


(Ce qui n'est pas toujours le cas. Les garçons n'ont pas toujours l'aisance d'aborder les filles. Ou alors, les filles sont pressées, occupées, relativement déjà attrapées, par d'autres garçons, ou pas attrapables, tout dépend de la fille. Ã?a m'était déjà arrivé, à moi aussi, de croiser des beaux garçons qui y allaient, avec moi, et que je te flatte, et que je te propose le lift, et que j'insiste, téléphone ?)


Mes chances de spontanément ferrer le flamand semblaient compromises. J'hésitais encore un peu, en m'absorbant dans la construction du récit passionnant, quoique un peu technique, que Monsieur Détecteur m'avait livré. Il suffisait d'un escabeau, et d'un mètre : on pose les détecteurs à 50 cm du mur, près des chambres, jusqu'à la sortie. Monsieur Détecteur s'était perché sur le mien, les bras en équerre, le détecteur d'une main, le mètre ruban de l'autre, prêt à appliquer son disque à l'endroit adéquat. « Ce n'est pas fait pour signaler l'incendie, mais pour baliser la fuite. C'est en ce sens que ça protège. »


Si on veut.


Le tram était de plus en plus lent, comme ralenti par l'imminence de la rencontre du garçon et de la belle fille. Mais pour le moment, aucun des deux ne parvenait à briser la loi de l'anonymat, je ne retenais pas mon souffle, espérant que les vers de Lautréamont que le jeune homme venait de lire, lui rendraient un peu de sa superbe, avant que la fille très belle nous quitte : nous n'avions aucune certitude sur le temps de sa présence parmi nous.


Le suspense ne m'éloignait pourtant pas de la patiente reconstitution de ma rencontre avec le spécialiste des alarmes domestiques. « La loi oblige les propriétaires de biens immobiliers à poser des détecteurs dans les appartements qu'ils louent mais pas dans ceux qu'ils possèdent. » La loi de l'anonymat empêche les jeunes hommes inhibés d'ouvrir leur bouche, après leur cÅ?ur, à de belles inconnues. C'est la loi. Les excès sont relativement maîtrisés. Monsieur Détecteur m'avait tout expliqué, en appliquant au plafond.


Le tram ne déraille pas souvent. Par contre, il y avait des secousses, ce truc d'appuyer à la fois sur l'accélérateur et sur le frein, de la plupart des chauffeurs, ça donnait un peu envie de vomir. Ã?a empêchait d'écrire. L'action, de toutes façons, s'était figée : la fille très belle avait raccroché et le jeune homme avait ressorti son vieux livre de poche. Avec une couverture comme on n'en fait plus. Avec une poésie comme on n'en fait plus. Maintenant, tout se déconstruit, la grammatologie, la connerie, la séduction, et la beauté. On ne peut pas briser la glace d'une rencontre imminente, mais on est bien protégé.


Son livre ouvert sur les genoux. La fille très belle coite. Ces deux-là finiraient peut-être ensemble, mais pour le moment, c'était le statu quo, il rêvait, elle procrastinait et personne ne se parlait.


J'avais envie que ça change. J'avais envie d'assister à l'émergence d'un couple mixte, que le flamand timide prenne la très belle wallonne dans ses bras fluets, et qu'il lui colle la pelle de sa vie.

Aliette Griz

A suivre

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