le feuilleton du printemps 6 : Kurt Cobain dans la poubelle

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feuilletonprintemps©AlietteGriz

Le Flamand n'aimait pas le printemps.

Non. Et il n'avait jamais aimé ça. Ce n'était pas une question de point de vue : le printemps, c'était : une saison. Un peu morne, et sans grande netteté. Il ne voulait même pas en discuter. Sa mémoire était loin d'être excellente, mais il soutenait jusqu'à la colère, si on insistait ('Mais enfin, ce n'est pas possible, tu as bien dû…â?) Non. Rien, aucun fait marquant de sa courte vie, n'avait eu lieu au printemps. C'était indiscutable. Pourtant, il y avait eu des élections, et des examens, il s'était forcément passé des choses. Il était sorti le soir, c'était une saison relativement adaptée à quelques sorties dont il aurait dû se souvenir, (le premier baiser…) mais que seuls son journal intime de l'époque qu'il avait perdu dans un train, et qu'une italienne qui n'a absolument rien à voir avec cette histoire, avait trouvé. Elle l'avait gardé quelques temps dans son sac à main, qui était le genre de fourre-tout qui pouvait contenir le cahier d'un autre, puis, un jour, lassée de tant d'altruisme, avait fini par le balancer dans une poubelle. En Italie, à Naples. L'année de la grève de ramassage des ordures. Il est possible qu'on y revienne, mais pas sûr. Toi, lecteur, tu peux imaginer ce qu'il est devenu. Ou me demander de le faire, mais alors, gentiment. (Parce que j'ai moi-même perdu mes journaux intimes, qui contenaient. 1. à ma jeunesse 2. mes illusions 3. l'impossible fascination exercée par un Kurt Cobain encore vivant.)

 

Mais, depuis qu'il voulait devenir journaliste, il n'était pas question d'abandonner la vigilance, la quête de l'imminence et la bascule dans la danse. (N'oublions pas qu'il était poète.) Sa position devenait donc hyper compliquée, et, à part envisager un voyage de quelques mois ou une faille spatio-temporelle qui lui permettrait d'échapper à ses propres contradictions (Le premier qui n'a jamais réservé un billet d'avion dans cette perspective à la chance de faire partie des rares personnes non névrosées à lire le feuilleton, et reçoit une mention spéciale de l'auteur, qui a elle-même souvent appliqué cette technique démocratisée par les congés payés.) le Flamand n'avait aucune chance d'échapper au printemps.

 

Alors qu'il l'avait toujours dit, en particulier à La Fille très Belle, qui était la personne la plus concernée par ses humeurs : il préférait l'automne. Et fonctionnait au printemps comme l'automate humain qu'on attendait dans lui, sans aucune émotion. L'automne avait la grandeur de sa chute, on savait qu'il fallait s'y préparer, et, lui, ça le renvoyait à une posture philosophique qui lui semblait juste et indépassable : nous sommes tous mortels. Peut-être qu'il aurait pu faire l'effort d'élargir un peu tout ça. On était tous mortels, pour quelques saisons. Mais les bourgeons alentour l'énervaient. Et puis, il ne vivait pas seul, et, depuis cinq ans qu'il n'aimait pas le printemps à ses côtés, la Fille très belle commençait à se lasser.

Justement, les vraies questions permettent quelques réponses, parfois inattendues. Cette Fille-là ? Ce printemps-là ? Et tout ce qui l'éloignait d'un premier regard qu'il aurait fallu instagramer le rendait nostalgique. Oui, il ne changerait jamais, mais non, il ne pouvait pas se passer de cette Fille.

 

Et pourtant, il avait essayé. Il l'avait encore quittée. Une fois.

Ã? suivre

Aliette Griz

Ã?pisodes précédents :

5

4

3

2

1

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