La dernière vente de Chine

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© fishroscoe

Les ventes « exclusives » organisées par les grandes marques sont des rendez-vous qu’aucune fashionista ne raterait.

Chine organise cette semaine (jusqu’au 19 novembre) sa toute dernière vente, puisque la marque disparaît.

Une de mes copines, Aliette Griz, a affronté le froid, les files, les filles, la foule pour nous envoyer ce reportage poétique et drôle, qui ne manque pas de quelques portraits de Bruxelloises coquettes et de situations cocasses…

Aliette nous dévoile également les règles de survie afin de vaincre les obstacles d’un rite obligé de toute fille qui a envie d’être coquette et pas (trop) ruinée….  

N’hésitez pas à commenter et « liker » afin d’encourager cette auteure à réécrire sur notre site…

Règle no 1 : ne pas sous-estimer les difficultés

Chine la disparue a fait un dernier, le tout dernier petit tour, de trois jours, avant de vraiment s'en aller. Ã?a a commencé lundi matin, et moi, envoyée spéciale pour l'occasion, c'était mon tout premier petit tour dans une telle vente. Un tour qui a bien failli se terminer très vite, à cause de la difficulté à accéder à la caserne, il a fallu tourner, déjà, autour du Boulevard Louis Schmidt, un endroit pas tellement adapté pour le parking de dernière minute, mais finalement, mon tank blanc garé, j'y fus.

Avant, juste avant d'accéder, hier, ou encore ce matin, j'avais des préjugés énormes à propos des ventes spéciales, des idées préconçues qui ne demandaient qu'à être vérifiées sur place. J'avais bien failli ne pas prendre la direction, pourtant curieuse, de la caserne concernée, bien que curieuse de rentrer dans la caserne et de voir qui faisait quoi comment dans ce genre de circonstance, s'il y avait des codes, ou pas du tout. (Il n'y en avait pas tellement, à part le bordélique hasard des envies collectives d'apparence, à part ça : tout le monde luttait au cas par cas, pour s'en tailler une part.)

Règle no 2 : rester concentrée

Oui, une vente spéciale, la dernière du nom, ça attire les visiteuses. Un tas de monde veut être bien habillé pour pas cher, moins cher, et connaître une fois dans sa vie (ou toutes les fois : il y avait quelques habituées) le frisson de ne pas acheter des vêtements nécessaires dans l'instant, dans un magasin qui les a préparés pour vous.

Toutes les filles rêvent sans doute de se battre pour arracher la pièce dix ans d'âge, des mains, ou directement sur le portant un peu trop haut, le cintre un peu trop fin ou les vêtements presque ensevelis les uns sous les autres. Autant ne pas se faire d'illusions, le luxe à partir de cinq euros, ça se mérite.

Mais avant d'en arriver là : ne pas oublier qu'il faut en arriver là.

Règle no 3 : Ici, nous sommes en Belgique, tout le monde sourit dans la file

Donc, attendre. Il ne suffisait pas d'affronter les redoutables feux rouges du boulevard du Général Jacques, il ne suffisait pas de faire le créneau embardé de l'autre côté de la voie, sans défoncer ni poteau, ni pare-chocs, il fallait surtout patienter.

Il y avait déjà une cinquantaine de femmes installées, le genre qui sait ce qu'il faut faire dans ce genre de situation, pas moi. Sauf que, non, personne ne savait vraiment combien de temps, c'était une bonne question, pourquoi ne pas aller vérifier à l'avant, qu'on s'organise.

« Un petit quart d'heure« , annonce une gentille optimiste, qui y est presque. C'est tentant, enfin, faisable, après tout le temps passé en voiture. Un quart d'heure, tout le monde dans la bande de l'arrière de la file, est d'accord pour ça.

On a froid, mais on parle, on se regarde, on commente les quelques sorties spectaculaires de femmes aux sacs XXL qui s'éloignent sans un regard : les pros de la ville, de la fringue, et de la carte gold, devraient sans doute se payer un sourire. Quelques-unes, sont venues avec des poussettes en sésame d'entrée, une fois ça marche, une fois c'est refusé, tous les coups ne sont pas permis mais presque.

Règle no 4 : la bruxellisation gagne la mode

Il y en aura peut-être pour tout le monde, quoique, c'est ce qu'on espère, frigorifiées, en ligne, devant les casernes des ateliers Mer du Nord, qui abritent la vente.

Au retour, j'apprends sur Internet d'où vient Chine : créée en 1993 par Luc Duchêne et Guillaume Thys, le premier styliste, et dont l'empreinte incarnait un bon pan du stylisme belge. Disparue depuis 1 an, la marque est devenue « Luc Duchêne ». Pourquoi changer une affaire qui gagne ? Probablement parce que ça ne gagnait plus, plus assez, et que Guillaume Thys avait été remplacé en 2009.

« Chine » avait la réputation d'un luxe un peu ethnique, « Luc Duchêne » se veut maintenant l'enseigne qui séduira une femme urbaine et sensuelle, le genre qu'on a déjà un peu rêvé partout, le genre qui connaît ses gammes, et qui n'a pas envie de s'encombrer d'un héritage conceptuel trop chargé.

(Chine / Mer du Nord / Luc Duchêne, c'est tout la même maison, on peut lire des trucs sur internet ici et ).

Règle no 5 : ne pas sous-estimer la femme

A l'intérieur, c'est comme on l'a rêvé. Des femmes partout, qui décrochent des cintres recouverts de frusques plus ou moins classées par modèles mais pas tellement repérables par taille. Des femmes partout, qui attendent de pouvoir essayer les montagnes de vêtements qu'elles ont décrochés, des femmes partout, à toutes les caisses, dans un relatif silence, et surtout, mes préférées, (les plus dingues), accroupies, à vider des boîtes de bottines ou chaussures d'une marque sans doute extrêmement réputée, chaussures à talons aiguilles plus que vertigineux, dans une couleur aussi passe-partout que le rouge sang phosphorescent ou des bottines vertes tapis de billard iridescent, plus pointues que mes connaissances en bottines.

Après les deux premières minutes où, tant pis, je suis tentée de laisser béton-puisque-tout-cela-est-parfaitement-ingérable, j'attrape ma trouvaille numéro 1 en taille approximativement exacte, et je me lance, plus assurée que je ne l'aurais cru, à l'assaut : je vais fendre la foule moi aussi, et faire le tour du hangar. Sans rien essayer dans les allées, ni poser quoi que ce soit, (il y a des vigiles à oreillettes qui rappellent à l'ordre et la file d'attente de l'essayage dureâ?¦ 1 heure.) Tout le monde est relativement fébrile et pressé, je prends le pli.

Il y a des pièges dans lesquels ne pas tomber : je ne tombe pas, j'évite de perdre trop de temps sur des chaussures certes vernies, vendues au prix de cinq euros, mais légèrement craquelées, et, de deux tailles différentes, (que je reverrais à l'encaissement, dans les mains d'une autre moins regardante). J'évite de même, le bac des ceintures effilochées, et les robes pulls sans saison, sans forme, et inlavables, pour m'intéresser plutôt à une robe d'été à pois, (indispensable : il fait 0 degrés dehors) et une nuisette largement (large) méritée.

Règle no 6 : s'arrêter à temps

Je croise une super maman, qui tient maintenant son bébé sur la hanche, parce que sa poussette tout terrain, dont elle parvient à relever la roue avant, lui sert maintenant de vestiaire.

Je croise des femmes qui ne voient personne, d'autres qui parlent à tout le monde. Certaines, un peu perdues sans assistante de vente, essaient de débaucher une des nôtres pour les aider.

Je vois les visages un peu las, mais toujours surexcités des prétendantes à l'essayage (ce sont elles qui détiennent indubitablement la palme du poids. Elles attendent les bras chargés de ballots de linge, comme des lavandières.)

Il y a des filles très grandes, au dressing probablement déjà bien garni mais-la-vie-est-trop-courte-pour-ne-pas-acheter-des-trucs-tout-le-temps, il y a des filles débrouillardes, des femmes de rang, des pros de Chine qui ne perdent pas de temps à sélectionner les tailles, (S0-S1-S2â?¦ c'est piégeux), il y a des mères et des filles qui se serrent les coudes, et des femmes voilées un peu corpulentes sous leurs djellabas.

Règle no 7 : tout doit disparaître

Ouf, c'était fait. J'étais passée dans chaque rangée. J'avais tout, vu. Enfin presque. Je ne m'étais presque pas fait bousculer pour choisir, (si on pouvait appeler cette fébrilité pressée un choix), j'espérais maintenant assister à quelque chose de plus, encore plus, une scène moins digne, un débordement un peu plus spectaculaire, mais non. Tout le monde restait soi-même, relativement courtois et discipliné, quoique débordant de pulsion consumériste. Tout le monde finissait par se ranger en ligne pour acheter quelque chose, (à part une femme visiblement excédée, qui sortit et s'échappa en bicyclette, « c'est insupportable« , fut son seul commentaire.)

J'étais allée dans la place, et j'avais pu apprécier la situation. C'était effectivement un peu insupportable, ce hangar post-crise, où les femmes pressées, s'oubliaient, oubliaient tout, happées par un sentiment de futilité, qui s'extirpaient des robes surdimensionnées au crochet sur-large, et s'affirmait entre les rangées de pantalon un peu boudés. Non, nous n'étions plus capables de tout, au rayon des grandes nouvelles du vrai monde qui s'écroule, mais nous pouvions néanmoins nous préparer entre les allées plutôt étroites, et dépecer de nos mains baladeuses les derniers oripeaux de Chine, pour être les plus belles pour aller criser.

Aliette Griz

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